Moments du corps ou la valse à mille enjambées

Ahmed FASSI

Tanger, septembre 2014

L’art doit être moins une représentation qu’un questionnement. C’est du moins ce que laisse entendre ce regard, d’emblée, empreint de mouvance et de quête à la limite de l’hallucination; sinon que dire de ces formes humaines longilignes, avec ces membres surdimensionnés, aux flancs tatoués de signes encore indéchiffrables. Les pieds ne sont presque jamais collés au sol et sont trop souvent perçus sur la pointe comme pour un élan, un préenvol qui manifestement donne ce sentiment de continuité ou d’envie de décollage si bien que l’on ne sait plus où commence le vide et où finit le corps. Des jambes qui se côtoient ou se croisent, impaires, comme pour dire que l’œuvre n’est pas du tout finie et que le regard doit se prolonger alentour.

Belle leçon de Sartres, un passionné, pour la circonstance, de l’art devin, lequel philosophe dut écrire qu’à partir de ce que nous avons vu du corps, nous avons reconnu le reste, d’où cette franche invitation du regardeur d’une toile, à user de son savoir, de son imagination, pour rétablir la continuité et maints autres détails telle cette apparence hybride de personnages dont seul l’élan quelque peu moins ferme est susceptible de dénoter quelque élégance féminine dans certaines œuvres.

C’est pourtant cette démarche perçue non sans coquetterie, ce mouvement rythmé qui sous-tend la toile qui confère à l’œuvre une vie, un dynamisme, voire même une musicalité que seule explique cette autre passion du peintre pour la musique, la percussion en particulier. L’artiste sait jouer à merveille du Jambi africain. Un art qui suppose tout un tas de rituels dansants.

Un attrait que justifie cette recherche sur le corps en mouvement que le plasticien digère, doit-il me confier, depuis une quinzaine d’années. Abdelkader MELEHI nous met en présence de moments du corps, moins mouvants que La Danse de Matisse, réalisée au cours de sa période fauve en mille-neuf-cent-neuf, moins raides que L’Homme qui marche de Rodin, pas du tout tragiques ni horribles et donc sans rapport aucun avec le shoah, ces images de déportés sortant des camps d’extermination ; il ne s’agit pas non plus de laisser rêver la ligne comme l’aura souhaité Klee mais plutôt de se laisser emporter par ces airs aux élans indélébiles que seul le délire du créateur est à même d’arrêter.

Regardez ces empressements de pas de tous bords encore mollement haletants, vous ne sauriez prêter attention au détail car tout est fortement aimanté par le mouvement, l’allure dansante de ces enjambées enchanteresses.

La jambe est bien synonyme de support pour avancer ; une paralysie suppose la coupure de lien avec l’autre. Cette cristallisation de la partie basse du corps ne doit pas être fortuite. Des études prétendent fournir une explication physiologique de l’émoi, en rapport direct avec cette partie impérieuse du corps

Sonder l’humain, terreau des émotions, n’est point la prétention du plasticien chercheur, qui très tôt s’était lancé tel un explorateur convaincu dans la fouille et l’expérimentation plastique des fossiles et des tatouages, d’où ces graphismes cursifs, quelque peu arrondis sur les flancs de tous ces membres dévoilés du corps.

Abdelkader Melehi n’a gardé des graphismes arabes que les proportions, l’harmonie, cette beauté qui à séduit Picasso tout comme Honda Köichi, célèbre artiste japonais qui a fait sienne la calligraphie arabe et la raison d’être de son style sans en comprendre mie, au départ.

Ni graphèmes asiatiques, ni arabesques, encore moins quelque lettrisme prétendu, c’est une écriture d‘ailleurs, me révèle l’artiste, forgée moins pour transmettre un message que pour partir dans cette quête de l’absolu.

Une profondeur du regard qui ne détonne guère avec la sobriété du plasticien lequel jongle d’une main de maître avec la monochromie des couleurs terre. Ce jeu habile du contraste et la hantise de ce bleu zailachi, tout aussi chatoyant que les souvenirs qu’il charrie et que le peintre ne saurait ignorer nonobstant l’effort consenti.

Un menu détail qui ne saurait détourner de l’essence du regard, cette mouvance pesante de l’homme via cette mobilité obtenue par le jeu des répétitions. Le corps ne serait là que pour donner forme et solidité au concept. L’artiste fait fi des sages convenances plastiques quitte à montrer ses êtres, tête à l’envers. Mais la tête n’y est point et à force de la chercher on risquerait de perdre la sienne !

C’est que la peinture pour l’artiste est moins une technique qu’une approche. C’est la vision qui impose la technique laquelle se plie au moule du regard. Serait-ce des apparitions interrogatives, pour emprunter l’image à Jean -Paul Sartres - dont le regard n’a pas d’ailleurs épargné des artistes de son époque- au risque de sombrer dans l’angoisse existentielle qui a très longtemps assailli le philosophe ? Ou serait-il plus lucide de percevoir l’œuvre à la frontière indécise entre le conscient et l’inconstant, la passivité et la mouvance. La première vision ferait de l’œuvre un chef-d’œuvre existentiel quand la seconde mettrait le peintre à l’abri de tout catalogage idéologique.

Mais Abdelkader Melehi transcende les doctrines et les concepts. Tout aussi sage que transparent, l’artiste a opté pour la lucidité. Ni hermétisme ni digressions plastiques, le peintre révèle moult angoisses sans choquer le regard, dévoile sans tomber dans le cru bénin ou abject, une vision propre dans un langage plastique quasiment universel, une sorte d’esperanto iconographique qui ne surprend guère puisqu’il émane d’un peintre pourtant habité jusqu’aux entrailles par son terroir mais qui a dépassé la notion d’identité réductrice et a su marier non sans rigueur, cosmopolitisme, osmose et audace encore mesurée.