La chorégraphie du corps réduit
Il est difficile d'évoquer l'expérience d'Abdelkader Melehi et celle de sa génération, sans retourner à leurs racines plantées dans la terre du festival culturel d'Assilah, qui a couvert une grande partie de l'histoire d’Art plastique contemporain marocain. Il fait partie de ses jeunes artistes qui ont grandi parmi les ateliers, les fresques murales et les expositions d'Assilah. Il a côtoyé et fréquenté autant les artistes que les expériences qui venaient au festival des quatre coins du monde.
Il ne se contentait pas d’être seulement présent. Il a participé activement à l’atelier de gravure durant plusieurs sessions. La fréquentation du festival lui a permis d’acquérir d’amples expériences, tout en continuant sa formation à l’école des beaux-arts de Tétouan (1986-1988). Ses premières œuvres furent influencées -comme la plupart des artistes de son époque- par cette envie pressante d’approcher l’héritage contenu dans la mémoire et l’imaginaire collectif : le henné, la peau, la calligraphie arabe, le hanbal (tapis à motifs berbères) ; ainsi que tous les arts artisanaux permettant des possibilités et des techniques inégalables.
Afin de consolider son expérience par une formation académique adéquate, il se dirigea vers la France, pour y poursuivre sa formation à l’Ecole des Beaux-arts d’Angoulême (1991-1998). En arrivant en France, Abdelkader Melehi était doté d’un héritage considérable d’étonnement et d’aventures. Après avoir terminé sa formation, il intégra directement les équipes de restauration des bâtiments historiques, ce qui lui permit d’acquérir une ample connaissance de l’histoire de l’architecture des cathédrales et des églises romaines.
Chaque plasticien possède des tendances et des intérêts, qui lui sont propres, dans le domaine architectural. Ainsi, à travers sa connaissance historique et intellectuelle de l’architecture, Abdelkader Melehi augmenta et consolida son capital, en tant qu’esthéticien et plasticien. Cette connaissance du domaine architectural, lui permit de redonner vie aux richesses de l’architecture historique -architecture portugaise- de sa ville, Assilah. C’est à partir de ce stade que Melehi entreprit son voyage de l’architecture vers le corps, en essayant, à travers l’intuition de l’artiste, d’humaniser l’espace, en le considérant ressemblant au corps humain. La référence première de tout être humain c’est son corps, selon Abdessamad Dyalmi ; cela a conduit Melehi à projeter le système du corps sur l’espace ; ainsi, l’espace devient symbole du corps.
Melehi semble ne s’intéresser qu’à des parties du corps, et notamment la jambe. Il se plait à projeter le corps sur l’espace en le transformant en des rythmes accomplis par des jambes caressant leurs espaces, tant que le corps est la matrice de l’espace, selon Merleau-Ponty. Des jambes qui ne foulent pas la terre, qui aspirent d’être élevées. Des jambes qui se plaisent à marcher dans le vide… Le vide d’en haut ou celui d’en bas, c’est pareil. Des jambes qui s’entremêlent et provoquent le désordre dans le regard ; appartiennent-elles à deux personnes ou à plusieurs ? Un attroupement de jambes dont l’intérêt, pour l’artiste, réside dans le rythme que ces jambes provoquent dans l’existence. Le rythme de la forme, le rythme de la couleur, le rythme des gribouillages qui remplissent ses vides comme s’ils sont le tissu des muscles d’éloquence. Les toiles apparaissent, à travers eux, telles des chorégraphies dessinant aux jambes leurs danses sur un tapis fait de vide.
Melehi a réussi, grâce à son intuition, à percevoir le sens de cette définition de Merleau-Ponty, selon laquelle « le corps est un champ lexical composé de régions de signifiants que nous pouvons considérer comme des unités corporelles-signifiantes qui montrent que le corps est un espace qui organise le monde ». Melehi le remplit avec le rythme de l’âme en réduisant les corps dansants dans/en des jambes qui s’entremêlent. Elles s’embrassent tels des arbres au cœur de la forêt. Des rythmes provoqués par des gribouillages possédant la solidité du membre que la couleur a transformé en un langage, qui parle le mouvement sur un rythme de jambes, qui refusent de marcher et qui préfèrent voler, ou bien par excès de navigation. Une navigation dont le désir est de couleur bleue azurite, et un envol dont les rêves sont de couleur violette. De combien de danses as-tu besoin pour partager avec ces toiles leurs rythmes rebelles contre le corps de l’être ? Des jambes ayant choisi leur langue à l’écart du reste du corps. Elles dansent pour lui et à travers lui ; elles aspirent à se libérer de l’image de la perfection, cette image du corps parfait, qui est restée ancrée dans nos têtes. Le corps, dans ces toiles, éclate en des rythmes donnant naissance à son mouvement qui fond dans le système de l’espace. Est-ce que c’est le temps de l’éclatement pour lequel Melehi installe la symphonie des jambes dansant ? Des jambes improvisant leurs entités même si le reste du corps désire autre chose. Elles improvisent leurs rythmes tels la musique de Jazz dans ses mélodies qui proviennent des fins fonds de la douleur humaine. Une douleur orchestrée par les mouvements de jambes amalgamées qui s’entremêlent, comme si elles se défendent les unes les autres contre une torture qui les guette, ou comme si elles ont senti, pour la deuxième fois, la présence d’une douleur qui leurs avait causé des souffrances. Cela signifie-t-il que la tristesse donne une musicalité à des jambes en mouvements harmonieux, comme si elles veulent pleurer un hier qui n’est plus, ou un jour qui refuse de se lever ?
Melehi extrait sa technique telle une matière qui donne à la langue plasticienne une expression du désir et de la nostalgie. Elle se transforme ainsi en des gravures abstraites sur du papier que l’artiste à traité avant qu’il ne fasse partie de la toile. Melehi fabrique lui-même son papier, se laissant guider, avant de l’utiliser, par les anciens Egyptiens, fabriquant du papyrus ; il espère ainsi, en le malaxant de ses propres mains, insuffler une âme sur ses toiles. L’expression, de ce fait, se presse de nous apparaître chaude dans ses tracés microscopiques. Elle ne révèle pas facilement son appartenance malgré la fraicheur de son discours. Elle n’est pas une écriture cunéiforme ni des pictogrammes ; comme elle prétend être -ou ne pas être- sémitique. Ce sont seulement des tracés qu’on sent et qui ne se lisent pas. Elles sont perceptibles par ceux qui maitrisent l’écoute du rythme de l’âme que produisent les jambes, à travers une musique que les couleurs rendent douce et chaude, comme si elle venait d’être jouée, à l’instant même, par un jazzman qui a puisé ses mélodies, en les saisissant, dans l’amertume d’une souffrance humaine profonde dont les blessures ne se cicatrisent pas.
Des symboles et des signes du corps empruntés des masques africains que les artistes noirs anciens ont puisé dans des croyances religieuses et magiques ; des artistes qui ont inventé leur négritude à travers leur appartenance spirituelle et existentielle qui les différencie par rapport au reste du monde par leur mode de pensée et leur vision osée et courageuse. Melehi -à travers les jambes gravées- aspire à confirmer que l’écriture sur le corps ou sur une partie (visage, bras…) est un langage qui est resté, depuis la nuit des temps, collé à l’humain, pour exprimer, à travers lui, le potentiel caché de l’être et ses appartenances religieuses, séculières, culturelles et sociales.
Des gribouillages et des gravures qui nous dirigent vers le langage du tatouage, en tant qu’expression rituelle, bien ancrée dans la géographie corporelle du Maroc Amazigh, que le temps a traduit en des signes et des symboles tatoués sur les visages et les fronts des femmes Amazigh, non seulement comme objets d’ornementation, mais aussi comme douleur et souffrance. Abdelkader Melehi nous raconte l’épopée du tatouage, qui a réussi à traverser les temps primitifs ancestraux jusqu’à notre époque contemporaine, et qui a pris, comme lieu de résidence, le corps de l’homme moderne, pour devenir, ainsi, un art « transcorporel » mondialisé par le tatouage.